JEAN - Je suis ma propre frontière .

Les godasses dans la poussière du sud et une clope au bec - comme pour m'rappeler que mon heure ne saurait tarder. La nuit sonne le début du silence bruyant chez les âmes égarées qui n'doivent pas trop trouver le sommeil là où la mort vous ronge les os. Mes pas m'guident instinctivement là où j'suis censée la retrouver. J'entends déjà sa voix criarde m'griffer les tympans pendant qu'elle m'fera une liste ridicule d'armes qu'elle ne saura même pas utiliser. J'les connais ces clients-là, avec leurs torse bombé mais les genoux vacillants. La p'tite noble ne doit même pas savoir retirer un cran d'sécurité, mais elle vient m'acheter tout et n'importe quoi chaque semaine. A force, j'augmente mes tarifs - quitte à m'faire chier à l'entendre piailler, autant m'faire un peu d'argent pour le gang.

J'pousse la porte qui grince comme mes dents lorsque j'la vois. Elle est un peu plus loin dans la pièce, à moitié dans l'ombre alors que le lieu est connu pour ses trafics. Elle doit certainement se prendre pour une p'tite rebelle - alors que ce soir, l'une de nous deux ira dormir sur un matelas mal foutu, et une autre dans des draps de soie. La p'tite conne a comme un tas de contradictions dans son allure : l'échine courbée sous les pensées qui fulminent dans un coin d'sa tête. Mais les doigts bien soignés sous les nombreuses manucures offertes. Son visage, aussi délicat que ses longues robes bien choisies, souffre d'un défaut qui a fait que j'accepte encore de la voir ; il souffre. Elle souffre. La petite poupée qui veut s'donner des airs de grand - qui en a marre de jouer avec des gamins - a en elle un tas d'afflictions que je n'saurais expliquer.
J'sais même pas si elle, arrive à poser des mots sur tout ça. Mais j'me dis qu'elle n'a de cesse de revenir pour une bonne raison ; parce que des armes, elle doit déjà en avoir une belle collection maintenant.

- Salut Ash.

Elle sursauterait presque parce que j'balance son prénom comme un vulgaire mot - alors qu'il vaudrait mieux pour elle qu'elle garde son anonymat. T'sais Ash j'te déteste, toi et ta fortune, toi et ton argent, toi et ton besoin d'te détruire comme pour pouvoir te sentir vivre. T'es là en train d'essayer de te rebeller contre ta propre famille, mais j'vois bien que t'as trop de plomb dans l'aile pour faire plus.
Enfin ça c'est ce que j'essaie d'me dire. A chaque fois que j'te vois c'est comme une déchirure, c'est comme une putain d'morsure en mon sein. Parce que j'entends déjà Léon râler Putain t'es encore allée voir cette meuf ?
Bordel Ash mais casse toi d'ici, casse toi d'ma vie, casse toi d'ce monde j'sais pas.
J'pose le sac qui pèse une tonne sur la table comme on poserait des courses bon marché. Elle regarde même pas la marchandise, comme-si c'était moi qu'elle voulait acheter et non ces flingues, et j'me demande qu'est-ce qui l'a piquée pour qu'elle soit ainsi. J'fronce les sourcils pour lui montrer mon impatience;  j'ai pas envie de trainer ici. On va finir par comprendre que j'marchande avec l'ennemi, et ça m'foutrait bien dans la merde. Mais y'a ses iris qui m'retournent l'estomac et j'suis à deux doigts de lui demander pourquoi elle continue à vouloir m'voir après toutes ces années. Elle commence à parler et j'réalise combien j'me voile la face, parce que sa voix elle est loin d'être criarde et que c'est la voir qui m'rappelle que j'ai encore cette envie d'vivre qui coule en moi.

Ash, j't'emmerde,
Ash, j'te déteste,
Ashe, t'as pas le droit,
d'avoir tout les droits,
d'm'empêcher d'rester droite,
et d'avoir envie d'me foutre une droite - pour avoir juste qu'une envie;
Celle de faire fermer ta gueule,
En un baiser mal assumé.

J'rentre et j'me pavane devant les gamins et mon frangin ; les poches pleines. Léon sait d'où vient le fric mais il ne dit rien, parce qu'il sait très bien qu'on a besoin de l'ennemi pour mieux le baiser. La famille recomposée se mue dans un brouhaha qui m'calme le coeur et l'esprit - c'est dans ce joyeux bordel que j'me sens à ma place. J'leur dit jamais combien j'les aime mais j'ai les mains qui m'trahissent quand on doit mettre en marche un d'nos plans. Elles tremblent bien trop ; ce n'est pas ma propre mort qui m'effraie. C'est les perdre comme j'ai perdu pendant longtemps tout ce(ux) qui comptai(en)t. Parfois ils m'fatiguent, quand ils veulent pas écouter les ordres ou quand ils veulent dépenser toute leur paie en une soirée. Mais souvent, j'me dis que je serai bien perdue sans eux. J'retourne compter les balles dans la pièce à l'arrière, avant de prendre une pause avec une bière - belle excuse juste pour aller discuter un peu avec Léon. On fini souvent nos échanges en râlant sur les plus flemmards et en insultant ceux qui veulent pas fermer leur gueule quand on leur parle. Puis après, on reprend chacun notre poste - comme une horloge bien réglée.
J'entends quelques rires un peu plus loin, puis de nouveau un bruit monstre - et j'fini par sourire.
Mais pas devant eux,
Ce serait être aimable - j'suis pas aimable, moi. J'suis une chieuse,
Du moins, c'est ce que j'essaie d'me dire. Parce qu'être aimable, c'est être aimée, et j'sais qu'un jour, moi aussi je succomberai à la folie.
Et j'ai pas envie que l'un d'eux me regrette.