il y a une sorte de désespoir hystérique dans ton rire (soren)

V A L K Y R I E - Les stroboscopes attaquent sa rétine et lui grillent le cerveau. Les yeux rivés sur la forme mouvante face à lui, il n’a que faire des attaques lumineuses prodiguées par les néons qui clignotent violemment. S’il prenait trente secondes pour réfléchir il se demanderait ce qu’il fait ici. Il se rendrait compte que ce n’est pas sa place et il filerait sans terminer son verre. Mais pour l’heure, dans son verre tournoi des glaçons et du whisky. Le liquide et la glace semblent lancés dans une danse lascive en écho aux lianes qui ondulent sur la scène. Toujours en réfléchissant brièvement, le loup s’apercevrait qu’il a bien trop bu, lui qui goûte rarement l’alcool. Son esprit est un nuage noir où l’orage risque d’éclater. Le ciel est bas dans sa tête et une tempête sourde pourrait bien s’abattre. Comme si la fille qui danse face à lui était un point d’encrage qui empêchait le monde derrière ses pupilles de basculer. Un rempart à la violence qui le saisi lorsque l’alcool noie son sang. Il n’a pas envie d’être là. Pas envie de voir ces filles ondoyer pour quelques dollars. Pas envie de boire ce whisky au mauvais goût d’insomnie. Pourtant il reste. Il reste et il boit, il observe, il fixe le vide. La petite voix dans sa tête lui souffle qu’il vaut mieux qu’il ne rencontre personne en sortant. Chant lancinant au fond du crâne qui le nargue. Ce souffle lui conseille de se faire discret et de raser les murs. Son subconscient sait pertinemment qu’il frappera la moindre contrariété en sortant des lieux chargés du parfum du sexe et de l’argent. Et sa descente semble ne pas connaître de fond, pas de limite, tant que ses yeux restent plongés dans ceux de la créature face à lui. Plus tard il ira rougir ses poings. Pour l’heure il s’applique à se noyer méticuleusement sans une pensée pour le reste.

K E R E S - Le sable qu’il a dans la bouche lui donne l’impression de mâcher du gravier alors que la semelle d’une Nike de contrefaçon lui aplati le visage dans la poussière. L’humiliation, la crasse, la douleur au fond des os. Tout semble le pousser à rester au sol. Les cris de ses adversaires percent la nuit comme des coyotes sous la lune, se repaissant d’une proie coriace mais pas invincible. Le propriétaire de la chaussure harangue la foule de trois personnes comme un catcheur qui vient enfin de battre son adversaire. Le léger craquement de sa mâchoire ne rassure pas le loup. Une pression de plus et il est bon pour les soins intensifs de l’hôpital. Dans la cendre de son visage, les larmes de douleur creusent des sillons âcres. Son souffle saccadé attise le feu au creux de son ventre, le fait grandir dans sa poitrine. Inspiration, la braise gonfle. Expiration, elle grossi, s’allonge, se désarticule et s’amplifie. « Pauvre crevure va. » Comme une baudruche dans laquelle se serait glissée une épingle, toute petite et si fine, l’enveloppe éclate. Tendue par la colère, elle claque et hurle sa fureur à la lune, aux coyotes, à la douleur. C’est la tempête qui gueule emportée par la rage. Le loup glacial a cédé la place au chien fou. Possédé par l’envie de vivre et envahi par la furie du dément. Ses yeux dans la nuit voient la scène sous une couche opaque rouge sang. Désossé, il a l’impression de voir un autre se relever comme un démon, saisir le premier des animaux par la gorge. Et le rouer de coups consciencieusement. Ses phalanges brûlent et saignent, et au final les craquements sont peut-être ceux de ses propres os qui s’effritent. Le souffle erratique de ses poumons galope en décalage avec les battements de son cœur qui cogne dans son crâne. Sous ses yeux aveuglés, il n’est plus maître de ses gestes, comme un mécanisme que l’on remonte et que l’on regarde se défouler jusqu’à l’épuisement. Il a soif du sang qu’on lui a fait verser, des coups qui le font déjà souffrir, des côtes probablement fêlées et des métacarpiens éclatés. L’animal s’acharne comme Lucifer sur les pêcheurs. Et peut-être que seul le diable pourra le maitriser.  

C E R B E R E - Il se tient là, légèrement en hauteur sur les premières marches de l’entrée. Visage impassible et poings serrés, nul ne semble vouloir l’importuner. Pourtant les corps se pressent contre la maigre cordelette, comme un troupeau d’animaux que l’on maintient miraculeusement avec un fil de pèche. Ce soir il est Cerbère. Gardien des Enfers. Canines découvertes et griffes affutées. Il ne laisse passer que ceux qui montrent patte blanche. C’était pas ça ses ambitions. C’était pas là qu’il se voyait quand à huit ans il s’imaginait avec vingt ans de plus. Il se voyait loin du désert, la poussière comme un vague souvenir de ses heures à donner un coup de main au garage de son père. Il se projetait, souhaitait si fort devenir quelqu’un dont sa mère serait fière. Quelqu’un qui donnerait envie à son frère de rentrer de son tour du monde. Devenir une personne qui rassemble sa famille autour de sa réussite et leur partage. Il voulait les immeubles de verres, la frénésie de la grande ville, la chaleur du goudron foulé par des gens trop pressés. Faire autre chose que scruter des visages et des corps pour leur autoriser l’accès au temple du vice. Pourtant il est là, la gueule encore bleuie par le match retour qu’il a reçu à domicile la semaine dernière. Sa pommette encore gonflée lui lance le tour de l’œil gauche et lui donne l’impression que son visage est un hématome à lui tout seul. Mais il est debout sur les marches et dévisage chaque paire d’yeux, chaque coin de bouche, chaque moue alcoolisée. Des fois, dans un sursaut il voudrait dire aux mecs que c’est pas là qu’ils trouveront leur moitié. Il aimerait secouer les filles qui gloussent lorsqu’elles entrent gratuitement pour leur montrer que ce sont elles les produits. Mais non. Soren il surplombe la petite foule qui se presse devant les portes et il fait simplement son boulot. Pas très bavard, il voit bien les regards de côté que lui lancent les noctambules. Mais le loup fait son travail, posté en sphinx devant le club, il fait ce pour quoi il est payé tant que ça lui permet de chasser les insomnies jusqu’au prochain levé de soleil.