MY GHOST, WHERE'D YOU GO? (jezabel)

(un) bang. bang. les détonations déchirent l'air autour de toi. toi, tu as le nez plissé par la concentration, un oeil fermé pour mieux viser, des mèches blondes qui volent dans le vent, échappées d'un chignon trop lâche. le casque antibruit serre un peu trop ton crâne, mais tu as depuis longtemps appris à oublier la gêne. bang. tu essuies sans peine le recul du calibre dix que tu as entre les mains, et n'entends qu'à peine le léger ting de la douille désormais vide qui s'écrase sur le sol. le trou en plein coeur de la cible qui te fait face, lui, tu le vois. la fierté qui envahit le visage de ton père aussi. l'éclat de son étoile de shérif, épinglée sur sa chemise, accroche un instant ton regard et te distrait loin de ta tâche. certains pères apprennent à leurs filles les maths. le tien, il t'a appris à tirer et à te défendre. il t'a appris à fourrager dans les moteurs de voitures. il t'a appris les bases de survie dans le désert si hostile. "bravo, jazz." il est le seul à t'appeler jazz. "tu tires bien. mais n'oublie pas que le danger, il n'est pas dans l'arme, mais ici." il avait pointé un doigt vers ton coeur, les yeux emplis d'affection paternelle. "et n'oublie pas où il faut cogner si un garçon t'embête, princesse."



(deux) t-shirt wonderwoman qui dépasse à moitié d'un short en jean, cherchant à s'échapper comme du lait sur le feu. cheveux blonds à peine retenus par une paire de lunettes de vue qui menaçe de glisser à chaque instant. besace qui rebondit allégrement sur une hanche. tu sautilles, aérienne, chacun de tes pas plus léger, un peu comme un de ces lutins échappés des bouquins de tolkien que tu aimes tant. toi, tu aurais largement préféré être un elfe. tellement plus classe. toi, tu aimerais tellement te tirer de night vale, de ce désert à perte de vue. c'est chez toi, tu l'as dans le sang, tu le sais. mais tu peux pas t'empêcher de vouloir plus. tu veux le monde, tu veux une autre vie. tu as toujours pensé que, à night vale, il y avait deux types de gens: ceux qui étaient trop bêtes pour partir, et les condamnés à rester. toi, tu vas te tirer de là, tu le sais. encore un an. une petite année. tu as tout juste dix-huit ans, tu rentres en dernière année de lycée. c'est bientôt terminé. tes parents te manqueront. ton meilleur ami aussi. il est le robin de ton bruce. tu sais qu'il te suivra. il sort de chez le glacier, votre glacier, et il te tend un pot d'aftereight comme tu l'aimes. tu lui files une bourrade amicale de l'épaule pour le remercier. "merci, wayne." tu l'as surnommé wayne, comme bruce wayne, le héros de votre enfance, le génie sans pouvoirs. et toi, tu es kent, comme clark kent, le journaliste alien aux rêves de justice. vous êtes deux nerds qui rêvent trop grand, dans vos tshirts à l'effigie de super-héros - tu as wonderwoman, il a spiderman. "night vale, sans toi et sans aftereight, c'est pas night vale." il garde le silence, et tu poses les yeux sur ce désert qui vous écrase. "un jour, on sera des héros, toi et moi, wayne. on va changer le monde." il te sourit, et automatiquement, tu souris aussi. "t'es déjà une héroïne, kent. et si je dois être le sidekick, alors je suis heureux d'être ton sidekick." tu lui files un coup de poing affectueux dans l'épaule, et il rit. "allez, viens. on peut se regarder star wars, si tu veux. la galaxie, pour nous, c'est le minimum."



(trois) équation après équation. verre après verre. fusion après fission. tes coudes sont installés sur le bar de chêne de la gargote où tu travailles. un peu d'argent de poche pour financer ton rêve de grandeur. new york sera à toi. tu es plongée dans tes exercices de maths - avancés, rien de moins que le sommet. tant que tu sers les clients qui se pointent en fin d'après-midi et que le boulot est fait, le patron te laisse étudier en paix. tout le monde à intérêt à rester dans les bonnes grâces du shérif blackthorn. le bar est vide, de toute manière. seul un vieux type qui lit son journal dans le fond de la salle en se noyant dans son bourbon te tient compagnie. autant que tu bosses, dans ces conditions. la porte s'ouvre, et quelqu'un rentre. il a ton âge. mignon. contrasté. paradoxal. tout en lui pue l'assurance et les gangs - tout ce que dont tu as appris à te méfier. et pourtant, il a l'air gentil. t'es plutôt douée, pour cerner les gens, en général. c'est pas la première fois que tu le vois. il vient occasionnellement. vous échangez quelques mots. tu lui parles de physique et de journalisme. il te parle de voitures. tu lui parles de new york. et il repart comme il est venu. tu fais glisser un verre dans sa direction. il hésite, ça se voit. mal à l'aise. tu hausses un sourcil. t'es pas menaçante, tu le sais. tu n'es qu'une lycéenne un peu nerd, avec des tshirts de geek et des robes fleuries. une petite blonde à qui on donnerait le bon dieu sans hésiter. "on échange nos numéros?" il s'est lancé, a rompu le silence. ton sourcil se hausse un peu plus. "je ne suis pas sûre d'avoir envie de l'échanger. j'aime bien mon numéro." il écarquille les yeux. tu ris. et il se joint à toi. il a un joli rire. franc. tu aimes les gens francs. tu gribouilles sur une serviette de papier et la lui tend avec un clin d'oeil. "mais je peux te le noter, histoire que tu puisses passer me prendre à la sortie du boulot, à vingt heures et m'emmener au cinéma." il sourit aussi et te tend la main. "liam." et sa main, un peu rêche, un peu calleuse, tu la serre. "jezabel."


tu es en retard pour ton rendez-vous, tu le sais. et liam est plus en retard encore. tu virevolte dans ta chambre, tournoyant dans une robe pastel, la chevalière de liam rebondissant sur ta poitrine à chaque pas. vous devez fêter vos dix mois de relation. c'est long, dix mois. solide. presque un an. tu l'aimes, tu le sais. t'es tombée amoureuse. comme on s'endort. lentement, d'abord, puis tout d'un coup. toi, la gamine du shérif, et lui, le membre trop gentil des crimson pistol, qui ne rêvait que de planter cette vie de crime et de partir. ton père n'approuve pas, tu le sais. il n'a jamais approuvé. il a fini par comprendre qu'il ne servait à rien de tempêter. il te fait confiance. et pourtant, lorsque tu entends la porte d'entrée s'ouvrir et que tu cours l'accueillir, tu ne peux t'empêcher de voir son expression. son visage. et de le craindre. craindre les mots qui s'apprête à prononcer. craindre le regret et la peine dans ses yeux.
et enfin, il parle.
et le monde s'écroule.
l'univers tombe en mille morceaux.
tout n'est plus que ténèbres.
"il est mort. je suis désolé, princesse."
il.
est.
mort.
qu'ils brûlent tous.