Alone in the crowd ✬ Esmeralda

Alone in the crowd

Esmeralda & Silver

Il y avait comme une lourdeur dans l’air qui s’infiltrait dans le nez, teintait le fond de la gorge d’une senteur de souffre, et finissait par peser sur l’estomac. Tout la journée, Silver avait eu l’impression de nager dans un nuage opaque qui entravait chacun de ses mouvements et embrouillait son esprit. Un peu comme un brouillard toxique qui le contaminait de minute en minute. Heureusement, rien de bien sérieux ne s’était passé. Quelques dossiers à classer, majoritairement des mots à taper à l’ordinateur, imprimer, mettre dans un classeur qui ne sera plus jamais vraiment ressorti. Silver comprenait bien ses collègues qui complétaient leurs fins de mois avec de l’argent sale. Ils ne pouvaient pas faire grand-chose quand on y réfléchissait. Les rouages de la justice étaient rouillés jusqu’à la moelle et à part constater les dégâts et récolter des preuves qui ne seront possiblement jamais honnêtement analysés, il ne leur restait plus qu’à déposer des mots sur les actions irraisonnées qui se déroulaient dans cette ville.

Silver n’était pas surpris. Il savait que la vie n’avait aucun sens et qu’il n’y avait rien, vraiment, qui les attendait. C’était impossible autrement. Il n’aurait pas eu une vie aussi chaotique et teintée d’erreurs s’il y avait eu un quelconque Dieu quelque part. A présent adulte il ne pouvait plus rien rattraper. Ni son innocence, ni son bonheur, ni son espoir. Ils s’étaient retrouvés gardé loin de lui, pour toujours. L’homme avait l’impression de ne pas avoir eu même un essai à la vie. A peine apparu dans les environs poussiéreux de Night Vale et déjà sa chance était écoulée et consommée. Sa seule apparition avait valu à consommer toute la bonté dont il aurait dû être le récipient. A présent il n’avait de place au-dedans que pour la misère qu’il engloutissait comme un trou noir. Il l’attirait inéluctablement, sentant chaque fois une part de lui partir avec.

Il fallait qu’il sente de la vie. Quelque chose qui bougeait. Quelque chose qui agissait comme un être vivant, plein de sang, d’organes qui marchaient, d’os et de tendons qui s’entreliaient, qui avait un but, un objectif, qui allait vers sa mort ou pas. Il passa les portes du Fair Verona. Un lieu habité par un gang, mais surtout, un lieu qui lui rappelait son passé. On ne se rapprochait de ce qu’on connaissait on lui avait dit une fois. Alors il n’avait plus qu’à embrasser son passé merdique et le conclure en un cercle vicieux que seul le Sud de cette ville savait produire.

Il s’attabla au bar. « Un coca… » le barman s’arrêta un instant pour le regarder. « Avec des glaçons. » il ajouta, comme si c’était le vrai problème. Il venait occasionnellement, plus souvent ces derniers temps, mais il était vrai qu’en soirée, alors que tous les autres verres débordaient d’alcool, une telle requête pouvait surprendre. Le verre arriva, avec le coca et les glaçons et Silver l’entoura de ses deux mains, sentant dans son dos les discussions animées et les mouvements d’autres corps. Au moins, maintenant il en était sûr : il n’était pas mort.

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Esmeralda & Silver

Piano, piano qui glisse sous les doigts.
La boutique est fermée mais elle a envie d’y rester un peu. Seule dans la pénombre et la lueur faiblarde des bougies toutes consumées. La pâleur de la lune doit s’en faire jalouse et ça, elle en rit beaucoup. Une jalouse de plus. Du moins, ce soir, elle en esquisse un sourire difficile. C’est l’une de ces nuits où elle a le vague à l’âme. Alors, Esmeralda joue du piano. Il craque beaucoup et les notes sonnent fausses. Elle aime tout pourtant. Ce sont les craquelures qu’elle idolâtre. Les défauts laids et les esprits corrompus. Les mines fatiguées et le cernes bleues. Les mains râpeuses et les phalanges drues. C’est une fille qui aime l’imperfection en se trouvant imparfaite en tout point. Passer sa vie à idolâtrer les autres. Les voir plus grands qu’elle. Ô pauvre petite Esmeralda, elle ne serait jamais aussi fabuleuse que la jumelle. Pourtant, elle espère Esmée. Elle espère tout le temps mais elle se détruit souvent. Dans l’espérance.

Elle a fini de jouer son air monotone alors elle change de décor.
Elle s’enveloppe d’un manteau trop léger. Ensemble vaporeux d’un voile sombre. Elle rassemble les perles, les cartes sales et les breloques sans valeur. Elle souffle sur les bougies médiocres, odeur qui se mélange aux sachets de thés, suspendus partout. Ce monde étrange, elle le choisit. L’étrange Montaigu. Elle s’est fourrée dans les méandres des délires psychotiques de la dame de l’échoppe. On se moque d’elle, on la traite de voleuse, de charlatan. Mais quelques fois, elle ment et c’est plus fort qu’elle. Comme elle se sait désireuse par les hommes. Comme elle sait quoi dire quand elle plait. C’est le cliquetis sourd de la grande porte et l’odeur acerbe de poussière qui marquent la fin de la musique. Elle veut vivre un peu ce soir. Vivre. Elle, parcelle d’être invisible. Elle qui cherche la pauvre attention du moindre opprimé. Ses yeux trop grands, cernés de noir, s’embuent dans le soir. Et elle pousse enfin la porte.

Le Fair Verona, c’est un peu la maison. Et elle fait claquer ses bracelets métalliques sur le bois du comptoir. Elle salue d’un geste simple les connaissances. Ici, on la connait, comme on connait toute la famille. On ne touche pas aux filles Montaigu. Elle remonte un peu sa robe de voilages et s’installe sur une chaise trop haute.

- Un gin tonic s’il-te-plait.

Elle fait tinter ses pièces sur le comptoir éraflé. Le bar lui apporte la vie qui l’a quitté plus tôt. Elle attend comme les soirs où elle s’abandonne, qu’on l’arrache de sa torpeur. Qu’elle puisse se noyer dans d’autres regards, dans d’autres vies chaotiques. Et constate le verre de son voisin. Elle sent l’amertume et pose ses yeux sur les mains qui entourent la boisson.

- J’espère qu’il y a du whisky dans ce soda.

Elle s’accoude et attrape son gin de l’autre main. Esmeralda, charmeuse. Elle goute les séductions du bout des lèvres et effleure les peaux. Aimer être aimée, aimer être bafouée. Il lui en faut trop, toujours trop.

- Du moins, s'il n'y en a pas, il en restera plus pour moi.

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Les murmures du lieu semblent s’insinuer très profond dans son être. Ils glissent dans ses oreilles et font vibrer son cœur et ses poumons comme si sa seule présence dans ce lieu était ce qui pouvait le rattacher à la vie. Il y a du monde, dehors, qui vit et lui aussi. Il avait besoin de se le rappeler certainement. Et ses doigts glacés sur le verre légèrement mouillé de la buée se crispent lorsqu’il manque de sursauter . On lui a parlé. Il tourne la tête pour voir qui lui parle. Une jeune femme qui a entre les mains une boisson transparente, certainement de l’alcool. Il ne peut le sentir mais il a fini par croire qu’il pouvait sentir instinctivement n’importe quel poison que les gens s’injectaient tout à fait volontairement. Il la considère quelques secondes avec son regard vide qui fait quelques fois flipper ses collègues. Ce regard qui trahi son esprit souvent vidé par la fatigue et la dépression. Ses yeux se plissent ensuite pour jeter un coup d’œil à son propre verre. Puis il reporte son attention sur la jeune femme. Comme s’il avait oublié comment faire la conversation…

« Non pas de whisky. » Il avait presque failli dire désolé… Après tout, dans un bar, à cette heure de la nuit, on pouvait s’attendre à ce que la totalité de la population du bar soit intoxiquée et bien arrosée. Mais non, il devait être l’exception. Ses yeux parcourent encore une fois son verre duquel il boit une gorgée rapidement. Le liquide glacé descend tout le long de son œsophage et le rafraichit. Dans ce bar, l’ambiance y est très étouffante et intense. Les odeurs, comme l’humidité ou le volume des conversations, s’il n’était pas aussi assoiffé d’activité humaine, cela lui déplairait certainement au bout d’un moment. Il esquisse un timide sourire. « Faites-vous plaisir. Mais il me semblait que le whisky c’était à boire dans des circonstances bien spécifiques non ? » son oncle buvait modérément. En tout cas, moins que ses parents. Le vieux bonhomme avait comme habitude de boire un fond de whisky les dimanches soir, sur sa véranda, en regardant la rue et l’agitation des habitants de la ville. Cela avait toujours eu l’apparence d’un rituel sacré qu’il ne fallait en aucun cas perturber. Le whisky, de par son odeur ocre et amer ne semblait pas, pour Silver, être une boisson festive à déguster au milieu d’un bar bondé.

« Je vous offre un verre ? » finit-il par dire. C’était la coutume de toute façon non ? Lorsqu’une femme vous parlez, vous lui offriez un verre. Ou si vous la désiriez, vous lui offriez un verre. Ça, Silver avait bien appris. Même s’il emmenait des femmes dans son appartement à de rares occasions, au moins il dépensait son salaire dans des verres offerts aux divers bars où il allait. Comme s’il les remerciait d’avoir confirmé son existence.

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Esmeralda & Silver

Souvent, elle s’imagine prendre ses cartes, sa boule en verre trempé et se casser loin d’ici. Juste, se barrer. Purement et simplement. Sans excuses, sans explications menteuses. Elle se consume un peu, Esmée. Alors elle vagabonde, sans savoir où. Traine dans les rues sordides et admire le ciel gâté. Ensuite, elle attend comme elle le fait trop souvent. Elle se perd sur les pavés, voit l’eau sale qui coule dans le caniveau. Et ce soir, elle s’affale l’air rêveur sur le comptoir défraichi.
Fair Verona.
Les hommes de main de son père. Il y en a quelques un. Mais ils sont trop saoul. Et elle cherche quand même des visages connus. Parce qu’elle veut s’y accrocher, pour ne pas sombrer.
Méandres de son esprit trop fauché pour relativiser.
Elle serre le talisman à son cou dans sa paume abimée. Une contrefaçon bien certainement, qu’elle affectionne de toute sa folie. Puis, elle boit son gin. Et ça lui fait du bien. Le liquide transparent lui brule un peu l’œsophage et il se sent un peu plus vivante avec la douleur. Et Esmeralda, elle n’est pas malheureuse pourtant. Une petite fille au reflet pareil, un père qui lui bouffe sa liberté, une mère qui craint d’être moins jolie que sa vaste progéniture. Trop de filles, un fils. Jalouse, jalouse. Elle ne la détesterait jamais assez.
Mais ce soir, elle est seule. Du moins, un homme sans alcool l’accompagne. Elle se laisse glisser ses doigts plus loin sur le bois. Elle joue de ses breloques. Des bracelets de métal, des entrelacs de fils et de tissus colorés. Elle en a presque jusqu’au coude.

- Des circonstances pour du whisky ? Lesquelles, dites-moi ?

Il l’intrigue cet homme. Un regard froid et du vide dans les mains. Esmeralda, elle s’affuble toujours de tissus colorés. Une contrefaçon de joie. Pour embrumer les pensées de ceux qui la content mélancolique et torturée. Elle veut un peu mentir, elle veut savoir qui est cet homme qui lui propose un verre. Elle n’a pas l’impression qu’il en a envie mais elle sourit et acquiesce. Se lève et approche sa chaise.

- Que venez-vous faire dans un bar sans vous enivrer ? Je ne suis pas aussi forte, je me contente des plaisirs immédiats.

Elle vide enfin son verre. Une grimace s’attarde sur sa bouche. Et ses doigts si joueurs, ils tremblent un peu. Pas parce qu’elle a peur. Non. Elle se sent vivante, Esmée. Elle sent le froid du verre, l’humidité. Les glaçons qui touchent ses lèvres. Le tumulte de la foule. Ils fêtent. Mais pour Esmeralda, la fête, elle n’en a que faire. L’alcool dans son verre est là pour la libérer. De sa journée, de sa vie ou même de son corps tout entier. Elle veut devenir un spectre hors d’elle, hors du temps, hors de son enveloppe de mortelle charnue. Avant que le sort se dissipe et qu’elle retourne, par la force de la raison et de la réalité divine, à cette enveloppe qui l’assassine.

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Esmeralda & Silver

En étudiant un peu plus la jeune fille de son regard bleu, il remarque que la jeune femme fait légèrement tâche avec le décor. Un peu comme lui avec son coca et ses glaçons. Elle semblait être sortie d’un conte ou d’un film pour enfant. Des bijoux parcouraient chacun de ses bras et de ses doigts et de son cou pendait des colliers divers, notamment un talisman. On aurait dit qu’elle cherchait à cacher quelque chose, comme pour détourner l’attention à fin qu’on ne puisse pas voir sa peau exposée. Elle semblait fragile et peut être plus mince qu’elle ne l’était vraiment avec toutes ces couleurs et tous ces bijoux. A côté, Silver, avec son jeans, sa chemise et sa veste, était banal au mieux, transparent au pire. Il n’avait jamais particulièrement essayé de se distinguer. Déjà enfant, il ne cherchait qu’à disparaitre aux yeux des autres et à se faire oublier. On ne pouvait pas tabasser ce qui n’était pas là. Mais à son adolescence, il avait soudainement poussé jusqu’à atteindre un mètre quatre-vingt-dix, comme pour le punir. A jamais condamné à se distinguer de la foule et à se pencher pour parler aux gens…

Elle lui demande quelles sont les circonstances pour boire un whisky. Il esquisse un sourire gêné. « On m’a dit que c’était mieux d’en boire au calme, dans l’intimité de son foyer… Plutôt que dans un bar bondé. » Dit-il avant de boire une gorgée de son coca. « Mais j’en sais rien. Je ne bois pas de whisky. » Il aurait pu dire directement qu’il ne buvait pas d’alcool, mais il trouvait que ce genre d’affirmation serait un peu trop violente pour le lieu et l’heure dans laquelle ils s’étaient soudainement perdus tous les deux.

La jeune femme finit par s’approcher plus près. Silver n’aimait pas trop quand les gens se rapprochent, mais il était trop fatigué pour faire quelque chose et d’ailleurs, les conversations se faisaient très sonores derrière eux. Elle l’interrogea sur l’absence d’alcool en confessant qu’elle n’aurait pas eu la même détermination.

Il haussa les épaules « C’est… Juste pas dans mes habitudes. Je ne bois pas. » Avoua-t-il simplement. « Je crois que ce n’est pas pour moi. » il devait y avoir gouté il y a très longtemps, bien avant l’âge minimum requis pour consommer de l’alcool. Il devait y avoir trempé les lèvres, dans un reste de verre que ses parents avaient laissé trainer. Et puis il avait senti toutes les odeurs possibles associé à ce liquide. Pendant longtemps il n’avait pas réussi à différencier l’odeur acide de l’éthanol avec les odeurs plus rances comme le vomi ou l’urine. Mais les faits étaient là : son corps entier refusait de, ne serait-ce que gouter quoi que ce soit de distillé.

« Et je viens ici pour voir du monde. Et vous ? A part vous enivrer vous venez faire quoi dans un bar ? » Car finalement, elle aurait bien pu aller dans une station-service, prendre une bouteille et rentrer chez elle. Ça aurait même été bien moins cher et ça aurait aussi moins contraignant peut être… A moins qu’elle était comme lui, fuyant sa propre demeure qui contenait bien trop de démons pour ce soir.

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Elle se demande souvent pourquoi elle a autant besoin qu’on l’apprécie. Pourtant, elle aime clamer haut et fort que son cœur ne souffre jamais. Qu’il est impénétrable. Et que seul sa famille en connait le chemin. Hors, elle cherche tout le temps. Elle cherche la proximité. Celles des étrangers et des âmes seules. Esmeralda, même enfant, se faisait réprimander pour sa sociabilité trop naïve. Bien heureusement, jamais elle n’avait eu à s’en mordre les doigts. Alors, ce soir, pour une fois, elle se demande si elle ne devrait pas commencer à le faire. Elle examine les gens autour d’elles et se dit qu’ils rient trop fort pour que ce soit honnête.

Puis, elle regarde cet homme qui est gêné par sa personne, trop proche de la sienne. Elle essaye de comprendre des choses, elle se dit qu’il la juge assez vite et qu’il doit la considérer comme une dépravé de plus qui passe ses soirées dans les bars. Alors, elle essaye de le détailler. Il a les yeux bleus, un peu assassins mais fuyants. Un regard qui veut se sentir disparaitre. Pas comme elle. On la toise souvent sur ses prunelles. Des yeux trop grands, se moquaient-on plus jeune. Trop expressifs. Trop marqués. Mais ça fait son effet à la boutique, parce qu’on pense souvent que le regard et le reflet de l’âme. Et elle, elle pense que c’est vrai. Parfois non. Parce qu’il existe d’habiles menteurs qui dissimulent même un regard vengeur, sous un iris doucereux.

- Comment faites-vous pour survivre dans cette ville de fou alors ? Je veux savoir votre secret.

Elle avait hoché plus tôt la tête sur les réflexions profondes sur le whisky et sur l’usage. Elle s’en fout pas mal en vérité, mais elle penche la tête l’air intéressé.

- Voir du monde…

Elle répète les paroles de son acolyte d’un soir, l’air perdu. Et boit une forte gorgée de son gin, en vide le verre. Puis, attrape le deuxième, l’offert, qui vaut bien une confession de plus.

- Je cherche.. la vie, je dirais. J’aime voir les gens rire, se mettre en colère, danser ou même pleurer, je vis des émotions par procuration. Et je rencontre des inconnus qui n’aiment pas le whisky.

Elle boit une nouvelle gorgée. Se livrer aux inconnus. Elle l’a déjà fait. Mais elle se sent penaude, un peu jugée. Et elle se dit que comme d’habitude elle va faire fuir les autres. Parce qu’elle est comme ça, parce qu’on la fuit, parce qu’elle parle trop fort, parce que ce n’est pas son minois de jeune fille imbibée qui retient les hommes responsables et sobres. Et qu’elle passe sa vie à vouloir se créer une apparence éphémère qui cachent les cicatrices trop laides pour pouvoir être aimées.

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Elle lui demande comment il fait pour survivre sans alcool. Il sourit et reprend une gorgée. Il doit bien s’avouer à lui-même qu’il ne sait pas trop comment il survit depuis toutes ces années sans finir par succomber au crime ou au suicide. Peut être qu’un jour son énergie partira et il trouvera enfin quoi faire avec sa petite personne (pas si petite que ça). Il semble réfléchir un petit instant avant de dire « Je ne sais pas trop… Je crois qu’il n’y a pas de secret. Je m’occupe de mes affaires et j’évite de me mêler des choses qui ne me concernent pas. » finit-il par dire. Car finalement, si on regardait ce qu’il avait fait avec sa propre vie, on pouvait dire qu’il avait passé son existence à éviter les autres, à esquiver les balles et les avalanches de violence comme il le pouvait (des fois sans bien y parvenir). C’était peut-être ça le secret pour garder la tête froide dans toute cette merde : éviter tout et s’interdire de s’engager quelque part pour ne pas souffrir si quelque chose devait arriver.

Elle finit par terminer son verre après avoir répété la fin de sa phrase. Et elle attrapa immédiatement son deuxième verre. Elle devait elle aussi avoir quelque chose à noyer. Si la jeune femme dont il ignorait encore le nom semblait être dans la même position que lui, ils ne s’occupaient pas de leur état de la même manière. Silver détestait l’alcool et n’importe quoi qui pouvait lui rappeler ses parents. Mais aussi, l’idée de perdre le contrôle lui faisait incroyablement peur. Il savait, pour avoir fréquenté des personnes saoules et pour avoir constaté les dégâts que cela pouvait faire, quand il était enfant ou, plus récemment, entant que policier, que les gens faisaient des choses qu’ils regrettaient souvent ensuite. Déjà qu’il regrettait son existence même, il n’avait pas envie de rajouter à cette liste déjà bien lourde.

Elle lui explique ensuite qu’elle cherche la vie, vie par procuration et finit par le mentionner à la fin de son explication. Il hoche la tête doucement « Je vois… Ce n’est pas un peu fatiguant de vivre les émotions des autres en plus des siennes ? » s’il ne parlait que pour lui, il devait admettre que ses propres émotions lui pesaient souvent bien plus que ce qu’il pouvait supporter. Si en plus il ne rejetait pas les sensations qui l’envahissaient quand il voyait les gens dans des situations difficiles, il finirait totalement noyer dans la masse. « Et vous n’avez pas des amis avec qui passer la soirée ? Vous avez l’air jeune, il doit bien y avoir des gens plus amusants que moi dans ce bar… » Il commençait même à se demander si elle n’était pas une prostituée à la recherche d’un travail pour la nuit. Si c’était le cas, la pauvre venait de tomber sur un des seuls mecs de toute la ville qui n’était pas de ce genre-là. Mais secrètement, il espérait que l’attention de la jeune femme n’était pas motivée seulement par la possibilité de lui soutirer de l’argent.

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Elle ose parfois espérer qu’on la trouve exceptionnelle. Que dans un souffle de folie, l’on se dise : « Cette fille-là, elle a quelque chose. » Et elle le croit sincèrement, qu’elle l’a, ce quelque chose. Ce rien qui signifierait le monde à un étranger. Et elle se dit qu’elle est bien chanceuse que personne ne puisse lire dans ses pensées, à défaut de prétendre réussir à lire dans celles des autres. Des fois, elle se dit qu’elle n’est qu’une escroc de plus. D’autres, qu’elle y arrive vraiment et qu’elle ressent, la connexion qu’elle prétend. Elle a déjà rit aux larmes et sangloté pour une histoire dans les lignes d’une main. Mais elle ne sait pas distinguer si c’est la personne ou le mystique. Cet homme a l’air d’avoir la tête sur les épaules. A l’entendre, il fait partie des invisibles, des gens qui passent leur vie à Night Vale sans jamais avoir d’histoires. Parce qu’ils évitent tout, tout le temps, pour avoir l’espoir de vivre un bout de chemin sans fracas, sans drames, sans.. mort. Esmeralda aurait aimé pouvoir faire pareil et elle essaye. Mais elle ne le pourra jamais.

-Décidemment, vous êtes bien raisonnable, je vais finir par avoir des complexes. C’est quoi votre prénom ? Je m’appelle Esmée. Du moins, c’est plus facile de m’appeler comme ça.

Et elle lui tendit sa main. Parce qu’un nom pareil se porte avec un fardeau et qu’elle le veuille ou non, elle devait en faire sa fierté et sa religion. Elle ne blâme jamais personne, ne prends pas parti, à part lorsque c’est vraiment nécessaire. Mais, loin de tout ça, elle n’aimerait être personne, une jeune fille un peu étrange qui ne s’appelle pas Montaigu.

-Non, j’en ai jamais assez. Jamais. Pas vous ?

Elle marque une pause et se demande tout à coup si cet homme n’est pas en train d’essayer de la faire partir. Elle a un peu mal au fond mais elle boit une nouvelle gorgée d’alcool. C’est deux personnes qui habitent son être un instant. Celle qui s’attriste et qui pleure sur son sort, l’autre pleine de colère et d’orgueil qui s’en va le menton haut. Alors, elle reste calme, le regard un peu vide, un sourcil haussé.

- J’irai peut-être, mais la plupart commencent leur journée à l’heure où moi je la finis. C’est un secret mais la vérité c’est que je suis une grand-mère.

Elle s’arrête un instant avec un petit rire.

- Qui boit du gin.

Elle pense soudain et se dit qu’elle doit avoir des amis quelques part. Peut-être Alexis. De quoi jouer la forte tête. Mais, Esmeralda pense pourtant qu’elle a envie de rester là. Assise au comptoir avec cet homme qui à l’air si sage et construit. Pour voir ce que ça fait, de parler avec quelqu’un de sensé, pour une fois. Sans savoir s’il n’espère que le moment où elle s’en ira.

- La vérité, c’est que vous êtes la seule personne que je trouve amusante ce soir. Mis à part Joe, ce bon vieux barman.