do you feel like a young god ? (cc.)

Les cernes sous les opales de l’inspecteur noircissaient à chaque perle de poussière dorée qui tombait du sablier fataliste et vaniteux, créant des poches byzantium creuses et gonflées qui sculptaient son visage à l’instar des traits tirés d’une fatigue ignorée. Insomnie répétitive, la pluie tambourinait sur les vitres des fenêtres fragiles alors que le sommeil s’obstinait à rester bien loin de lui, corps éreinté et esprit en surchauffe depuis tant d’années maintenant. Morphée, succube personnel de Dieu, lui refusait ses bras dans un sadisme pur et dur, au sourire denté d’un blanc miroitant. Le nuage, seule frontière éphémère et nomade entre les cieux et la plèbe, s’était résolu depuis bien longtemps de ne pas faire partie des favoris des divinités fourbes et taquines. Vilain petit canard, son pelage obscur et sale lui allait bien mieux que les plumes blanches chatoyantes de ses prétentieux cygnes. La protection de la discrétion de l’ombre, cela lui permettait de faire tellement de choses. L’esprit en éternelle effervescence, volcan qui dormait depuis des années mais qui était prêt à rentrer en éruption à tout moment, il attendait son heure avec grande patience. La fumée odorante de son bâton toxique qui s’embrasait entre ses lèvres à chaque fois qu’il tirait dessus, à se noircir les poumons déjà crasseux, il observait, pensif et perdu dans les propres brumes de son entendement, les dossiers qui s’étaient entassés sur son bureau au fil des années. Bordel apparent, la vérité était qu’il s’y retrouvait parfaitement, qu’il savait très bien où il allait et où il voulait aller. Capulet d’un côté, le reste du monde de l’autre. Pourquoi prenait-il certaines affaires et d’autres pas ? Surtout que l’inspecteur Telupac – quel drôle de nom, voyons – était réputé pour aller jusqu’au bout de ses cas, jusqu’à les clôturer. Parce qu’il connaissait cette ville, son âme ne faisait qu’un avec l’essence polluée qui y régnait. Grosses histoires ou pas, certaines étaient juste impossibles à régler, à gérer. Écrasant sa cigarette dans le cendrier rempli à ras bords dans un grésillement mécontent, il expulsa les dernières bribes de fumée que son organisme ne pouvait se permettre d’ingérer, avant d’éteindre la petite lampe fatiguée, qui ne diffusait qu’une lumière anémiée qui abimait plus les yeux qu’autre chose. Ce serait bien qu’il essaie de dormir quelques minutes avant de devoir reprendre le train de son quotidien.



L’éternelle clope coincée entre l’index et le majeur, d’une manière tellement experte et automatique qu’elle en était presque oubliée, l’inspecteur momentanément en civil observait d’un œil silencieux mais attentif la scène qui se déroulait devant ses yeux. Le petit gamin des rues, qu’il projeta dans un instant de faiblesse et rêverie être lui quelques décennies auparavant, faisait son show, parlait sans qu’il ne se rende compte véritablement de ce que sa bouche et sa langue déblatéraient, alors que ses mains agiles s’activaient sur les gobelets qu’il avaient étendus sur un carton éreinte et de circonstance. Tout cela, c’était un tour très – trop – bien érigé. La balle était apparemment cachée sous l’un de ces verres dérisoires, qui avait été utilisés un nombre incalculable de fois déjà, et, en théorie, il fallait seulement suivre le bon gobelet des yeux. Sauf que, tout se passait toujours bien en théorie. Oui, c’était simple, malheureusement pour tous ces naïfs ignorants, qui s’arrêtaient devant la table en carton parce qu’ils cherchaient à échapper ne serait-ce que quelques secondes à la morosité de leur existence, tout n’était qu’illusion. Évidemment, c’était un tour de magie, et que le maître des lieux, qui était pourtant méprisé, même inconsciemment, par tous les yeux qui se posaient sur lui et son jeu parce qu’il devait se donner en spectacle pour survivre – sorte de prostitution sans sexe –, faisait ce qu’il voulait de cette balle, pourtant bien concrète et matérielle – matérialisée. Cloud ne fut pas donc surpris que, lorsqu’il releva le gobelet que le participant volontaire mais inconscient lui avait pointé du doigt, la place fût effectivement vide. Des clameurs, dans une sorte d’extase entre la surprise et l’enthousiasme, s’élevèrent doucement autour d’eux, provoquant une accentuation de la densité de la foule, et il ne put retenir un sourire sincèrement amusé. Ils étaient peut-être des ignorants, mais, et bien qu’ils se soient tous faits rouler, ils étaient momentanément heureux, et c’était peut-être tout ce qui comptait. Les gens se rapprochèrent, déposèrent quelques billets froissés sur le carton fripé et abimé, que le gamin – essayant de réprimer un sourire content d’une journée si productive – empochait rapidement. Cependant, l’attention de l’orphelin, quelque peu ennuyée par le jeu qu’il ne connaissait que trop bien, fut vite rattrapée par les visages tout autour de lui, se demandant combien de personnes vivait dans la misère. Misère créée par les gangs, érigée par les Capulet. Des bâtards abandonnés, dont la mort aurait été préférable comme les royaux l’avaient désiré, parce que les membres de la famille étaient bien incapables de garder leur intimité dans leur sous-vêtement. Des pauvres personnes qui essayaient de subsister, peut-être un jour vivre au lieu de survivre, mais qui se faisaient écraser par leur pouvoir, parce qu’ils n’avaient pas eu la chance de naître avec une petit cuiller en or plaquée argent dans la bouche. Cloud soupira, s’éloigna doucement de la foule, comme une ombre, comme une personne qui n’était que fantomatique, après avoir volé, avec une facilité déconcertante, une montre à gousset d’un homme qui ne devait pas en avoir besoin.



Les notes qui s’envolaient dans l’air ambiant, pour prendre possession de l’espace en huis clos, s’extasiant elles-mêmes de l’atmosphère qu’elles créent, avec qu’il ne se rende compte que c’était sa propre voix qui harmonisait la mélodie engendrée par les quelques touches de piano que sa radio voulait bien répandre dans son petit salon modeste mais cosy. « J’savais pas que tu chantais. » Peut-être qu’il aurait dû sursauter. Une toute autre personne, dite normale ou lambda, aurait sursauté à l’intrusion impromptue. Mais pas Cloud. À dire vrai, et peut-être que c’était d’une tristesse mélancolique sur laquelle il était bien difficile de déposer un label, à ce stade de sa vie et de ses observations personnelles, il n’était plus étonné par grand chose, si ce n’était rien. Alors, il se contenta de tourner la tête, doucement, d’une lenteur accablante presque pour énerver minutieusement la personne étrangère à son petit cocon, pour finalement poser son regard lagon, et intense malgré lui, sur la gamine. Non, l’inspecteur n’était plus une personne à surprendre, et pourtant il y avait cette gosse qui imposait, d’une manière bien trop naturelle et inconsciente, une certaine fascination sur lui. Son expression resta neutre, placide, alors qu’il la regarda quelques secondes, avant de reporter son attention sur ses cartes, comme si elle n’en valait pas la peine. « Tu sais, les gens polis, ils toquent à la porte. Ils ne s’incrustent pas comme ça, chez les autres. » Regard impassible, presque désabusé, certes, mais son petit sourire en coin qu’il n’arrivait pas à contenir, qu’il ne voulait pas contenir de toute manière, trahissait son amusement sincère, tendre pour la fillette. Et peut-être que si elle n’avait pas remarqué son petit sourire provocateur, elle lui serait rentrée dans le lard. À la place, elle lui tira la langue et s’assit à ses côtés, sur son canapé, toujours avec la même éternelle sans gêne. « Tu ne devrais pas être gêné, t’as une belle voix. » Et elle lui prit, sa phrase à peine finie, sa clope qu’il était pourtant entrain de fumer. Sa première réaction fut de vouloir râler contre la gosse, mais alors qu’il ouvrit la bouche pour grogner, il la referma aussi vite. À quoi bon ? Il commençait à la connaître, et elle s’en foutrait bien. « Fous-moi la paix, et rentre chez toi. » Il gardait contenance, et même s’il était vrai qu’elle était collante, il ne pouvait se mentir et se dire qu’il n’appréciait pas sa présence. Petite fille perdue des Argentis, elle avait ce don pour s’attirer les ennuis, et l’inspecteur avait eu le malheur – ou l’étrange destin – de la tirer d’affaire une fois. Parce qu’elle était une Argentis et qu’il était plus ou moins lié à eux, mais surtout parce qu’en croisant ses opales, il n’avait pu faire autrement. Une première fois, qui devint multiple, et maintenant elle était toujours dans ses pattes. Petite fille gamine perdue des Argentis, mais elle avait cette innocence, cette pureté – ce qu’elle n’était pas, pourtant – infantile, qui faisait de nouveau vibrer son âme, qui donnait un premier souffle à sa vie.

Réveil en sursaut, réveil en sueurs. Le myocarde qui s’était emballé, qui s’était affolé, qui tambourinait dans sa poitrine qui menaçait de lâcher et d’exploser. Cloud s’était redressé d’un coup, l’air hagard et les sensations encore bien trop présentes. En état d’alerte intense, il lui fallut de longues minutes pour réussir à se calmer et reprendre un rythme respiratoire régulier. Le corps moins sous tension, il s’autorisa à tomber en arrière, sur les draps humides de sa propre eau salée, couche luisante qui le faisait frissonner de froid maintenant que la chaleur du moment était passé. Il se mit une main sur les yeux, grognant silencieusement contre lui. Déjà qu’il était insomniaque, à présent qu’il dormait il avait ces éternelles images qui passaient dans son esprit et venaient le hanter. Oui, les sensations encore trop présentes, qui rendaient son âme en manque, frustré, plein de désir inavouable. Si encore c’étaient des cauchemars… Les lèvres de la gamine, ses mains, sa peau, son regard fiévreux, ses gémissements, son parfum, son humidité et sa chaleur uniques. Bordel. Dans quelle merde venait-il de se fourrer ?