deadly nightshade | orphea

La nuit était tombée sur la ville, et le froid s’infiltrait sous la veste en cuir d’Orphéa. Il n’y avait pas un chat qui trainait dans les rues. Leurs pas martelant contre le bitume se répercutaient contre les murs, brisant ce silence oppressant. Ils étaient tous les deux. Deux âmes valsant au gré du vent, au gré des tempêtes. Deux âmes jumelles se battant contre le monde. Ce lien indéfectible qui unissait Orphéa à Fidélio la rendait plus forte, plus assurée, comme si avec lui tout était possible.

Elle ne se sentait jamais seule quand il était là. Ils se comprenaient, sans même échanger un mot et le cœur abîmé d’Orphéa se régénérait en sa présence. Il était unique. Sans doute la personne qui valait plus que le monde entier aux yeux de la jeune femme.  

Orphéa s’améliorait de jour en jour depuis qu’elle étudiait la pharmacologie. Elle devenait une aide précieuse dans les laboratoires de son père. Et là, cette poudre qu’ils comptaient vendre ce soir contenait sa touche personnelle, comme si elle y avait mis une partie d’elle dedans. Elle ne devrait pas, mais pourtant, elle était fière. Rien n’était jamais trop beau pour satisfaire sa famille.

En foulant le quartier à grandes enjambées, leurs deux capuches sur la tête, Orphéa vit Fidélio s’arrêter net devant le trottoir avant de secouer la tête. Ses lèvres se plissèrent. Elle s’inquiétait pour lui. Il était empreint d’un mal qui le rongeait de l’intérieur, et elle ne pouvait rien faire contre cela. Elle l’aurait bien porté son fardeau si elle avait pu. La blonde passa une main réconfortante dans son dos afin de lui indiquer qu’elle était là, et qu’elle ne le lâcherait pas.

- Fid, tu sais très bien que ce n’est pas le quartier le problème… murmura-t-elle.

Elle aimerait bien qu’il se fasse aider, mais elle savait que c’était un sujet sensible, alors elle n’ajouta rien d’autre. Malheureusement, la blonde ne pouvait rien faire sans son consentement qui tardait à venir. Postés dans l’ombre d’un lampadaire, ils attendaient maintenant sagement que quelques clients ne fassent leur apparition.
Quelques secondes plus tard, une silhouette longiligne approcha vers les Capulet. Orphéa n’avait aucune arme sur elle, contrairement à Fidelio. Elle n’en était pas fan. En fait, elle avait peur que celle-ci ne se retourne contre elle à un moment ou à un autre, même si elle savait que dealer sans aucune défense sur soi pouvait avoir de graves conséquences.

Le type commença à marchander :

- Il me semble qu’il y en avait plus dans le dernier sachet, et pour le même prix, lança le toxicomane à la blonde en inspectant le contenant.

- C’est ça ou rien, répondit-elle sèchement en lançant un regard discret à Fidélio.

Orphea sous ses airs de fille sage se comparait souvent aux autres filles de son âge. Elle enviait parfois leur vie normale, monotone, où elles n’avaient pas à veiller tard le soir jusqu’à l’aube pour vendre du rêve empoisonné. Tout ce qu’elle touchait pourrissait sous ses mains. Elle n’arrivait à garder aucun contact. Aucune relation n’échappait à cette règle qu’elle portait en elle comme une malédiction. S’attacher, c’était se consumer dans une horrible souffrance qu’elle désirait s’éviter pour son propre bien. Cependant, elle se prenait souvent à espérer à devenir une fille normale, qui n’avait aucun problème avec les autres ou encore avec soi-même. Ses démons n’étaient jamais très loin.

Orphea n’était pas le masque qu’elle portait. Elle cachait bien son jeu, et les gens n’y voyaient que du feu. La blonde possédait l’art de dissimuler et de faire croire tout ce qu’elle voulait, à part à Fidélio, qui la perçait à jour assez facilement.

Dans cet univers sombre et tempétueux, les deux comparses accomplissaient leur devoir familial. Une tension éclorait au sein d’un échange qui devrait se dérouler sans trop d’encombre si le client en question arrêtait de négocier les prix.

L’homme capitula lorsque la peur de mourir d’une balle dans la tête s’insinua dans son esprit. Là-dessus, elle ne pouvait regretter le côté impulsif et violent de son frère qui faisait régner l’ordre et la discipline dans les trafics. Orphea restait le plus souvent sure d’elle mais plus calme que lui, pour la simple et bonne raison qu’elle n’était pas armée et n’avait pas la même taille que Fidélio. L’argent sale arriva dans ses mains, et la blonde fourra les billets dans sa poche.

Au même moment, des sirènes de police se firent entendre tout près d’eux. Fidélio prit la main de sa sœur et l’entraina dans une course. Le cœur battant, la respiration sifflante, Orphea ralentit le rythme et la cadence quand ils firent le tour du pâté de maison et que le danger semblait être écarté. Quand, sans voir venir quoique ce soit, elle sentit un pistolet sur sa tempe, et un bras autour de ses épaules pour l’empêcher de s’enfuir. Elle ne savait pas qui était cet homme. Ce qu’elle savait, c’est qu’ils risquaient de se faire prendre par la police si un coup de feu partait, et que quelqu’un menaçait de faire exploser la cervelle d’Orphea.

- Qu’est-ce que tu nous veux… ? souffla-t-elle à l’intention de l’homme qui la menaçait.

- Votre argent et votre drogue, les Capulet, répondit-il sur un ton mesquin.

Il devait surement être un énième ennemi de leur famille qu’ils ne comptaient même plus sur leurs doigts.

La peur, c’était une émotion qui pourrissait les entrailles. Dans leur monde, il fallait s’en débarrasser, la tuer, la bannir, et comme on arrivait jamais à réellement à la faire disparaître, il fallait l’enfouir au plus profond de son être pour qu’elle se mure dans le plus grand des silences. Orphea aimait jouer les dures, les combattantes, mais là, en position de faiblesse, elle sentait son coeur battre à tout rompre. Son coeur qui désirait s’échapper de sa poitrine, qui enfin de compte, n’avait juste pas envie de terminer dans une boîte six pieds sous terre. La froideur du canon sur sa tempe accélérait sa respiration, et cette foutue peur la paralysait. Elle regardait Fidelio, son ange gardien, sa moitié, et penser que c’était peut être la dernière fois qu’ils s’échangeaient un regard, surtout ce genre de regard, lui glaçait le sang. Non. Ca ne pouvait pas se terminer comme ça, pas de cette façon.

Orphea s’était toujours imaginée qu’elle choisirait sa propre mort, et non pas que celle-ci ne décide à sa place. Pour autant, là, tout de suite, sa vie devenait si vaine, si insignifiante. Elle était aussi fragile que du verre et la plupart du temps, elle s’évertuait à agir comme si elle était faite en béton armé.

Elle écouta la voix blanche de son frère qui lui ordonna de s’exécuter. Elle aurait voulu protester, lui dire d’aller se faire foutre à ce connard de première, mais le regard assuré et sérieux de Fidélio la ramenait à la raison. Elle chercha dans ses poches ce qu’il voulait et lui tendit, en même temps que son frère.

Le voleur poussa le corps de la blonde contre celui de son frère et prit la fuite. Quelques secondes plus tard, Fidelio le poursuivit, la laissant seule au milieu d’un silence mortifère qui semblait l’abasourdir. Un coup de feu retentit quelques mètres plus loin, et la tira de son angoisse qui l’avait emprisonnée pendant un court laps de temps.

Elle vit le corps inerte de l’homme baignant dans son propre sang, et en arrivant près de Fidelio, Orphea remarqua qu’il avait le visage assombrit par le liquide rouge qui avait teinté sa peau pâle.

- Fid, tu vas bien, c’est ton sang ? Lança-t-elle en prenant son bras afin de capter son attention qui se perdait dans la fouille du corps.

Elle l’aida peu de temps après à récupérer leur du, et essayait de se retenir de lui dire quelque chose qui s’apparenterait à lui faire la morale. En même temps, son frère, elle voulait le protéger, et surtout de sa propre personne.

Son frère répondit sans attendre ses remarques, comme s’il les avait entendu par télépathie.

- T’as pas pensé que des renforts peuvent quand même se venger pour sa mort ? Et si quelqu’un remonte à toi, et qu’ils te tuent ? T’as pensé à ça ? Répondit-elle, stressée, en passant une main dans ses cheveux.

Elle respira un bon coup et ajouta en perdant son regard dans le sien :

- T’es tout ce que j’ai Fid, je veux pas te perdre, et j’ai l’impression qu’à chaque fois que tu tues une personne, je te perds de plus en plus. Je m’inquiète pour toi.

Son frère avait toujours eu la place principale dans sa vie. C’était son âme-sœur, celui pour qui elle décrocherait la lune sans sourciller. Alors, quand elle le voyait se mettre dans des situations dangereuses, périlleuses, tout ça parce qu’il désirait se prouver à lui-même qu’il valait quelque chose en essayant vainement de se saborder, Orphea avait du mal à contenir sa rage. Elle connaissait son jumeau mieux que personne, mieux que lui-même, et elle savait pertinemment que derrière sa carapace de bandit bien solide, se cachait un cœur qui battait.

Fidelio lui avait vite fait comprendre qu’il désirait les voir disparaitre de cet endroit maudit. De ce lieu qui sentait le sang, le meurtre maintenant. D’une minute à l’autre, les flics pouvaient débarquer sur la scène de crime. C’était monnaie courante à Night Vale, les règlements de comptes habillait la réputation de la ville.

Elle s’était donc exécutée, mais restant déterminée à lui faire entendre sa version des faits, chose qui était impossible avec Fidelio. Il désirait toujours avoir le dernier mot, surtout quand ça le concernait.

- Je crois juste que t’es pas obligé de t’attirer plus d’ennuis que tu en as déjà ! lança-t-elle en soupirant. Franchement, Fid, t’es toujours en train de te saborder, à croire que ce que tu cherches vraiment à crever.

Fidelio était toujours en train de se mettre dans des situations dangereuses qu’il pouvait quand même éviter s’il en avait vraiment envie, comme ce soir par exemple. Il s’en fichait. Il se fichait de sa vie. Il vivait pour l’honneur de sa famille, et puis c’est tout. Oui, mais ça ne plaisait pas à Orphea. Elle aimerait qu’il prenne plus soin de lui, de sa santé mentale et physique parce qu’il avait des moments où il vivait des absences, comme s’il se voyait aspiré dans le néant de son esprit. Orphea connaissait ce genre de moments, et c’est pour ça qu’elle s’inquiétait constamment pour lui.

- T’es pas mon garde du corps, je peux très bien me défendre toute seule si ça peut t’éviter de te mettre dans la merde, admit-elle.

Elle savait à peine tenir une arme donc il était évident qu’elle ne croyait même pas aux mots qu’elle avait utilisés, mais la volonté y était. Alors qu’ils prenaient le chemin du retour d’un pas pressé, Orphea n’avait pas envie de voir sa faiblesse démolir cette soirée qui aurait été lucrative s’il n’y avait pas eu ce type. Elle allait surement se heurter à la détermination de Fidelio visant à la protéger, mais elle comptait quand même lui dire :

- On a encore pleins de sachets à écouler, lança-t-elle en essayant de se concentrer sur leur mission.

Orphea aimait jouer les dûres à cuire devant son frère. Elle voulait le mériter après tout ce qu'il faisait pour elle, parce que Fidelio pourrait littéralement se couper en quatre pour sa sœur si elle lui demandait. Elle ne pouvait croire qu'il avait une âme sale, noire, souillée par les atrocités qu'il commettait. Déjà parce que c'était son frère, qu'elle l'avait connu quand l'innocence avait bercé leur enfance. Il fallait dire qu'elle s'était évaporée bien vite, cette insouciance. Ils avaient vite été rattrapés par leur destinée. Leur putain de destinée qui allait sûrement finir par les tuer un jour ou l'autre comme une malédiction qui leur collait à la peau comme un tatouage indélébile. Elle l'aimait à en crever, son frère. Cependant, elle ne savait pas quoi faire pour lui enlever toutes les charges qu'il portait sur ses épaules et qui le détruisaient à petit feu. Fidelio était bien trop fier pour demander de l'aide, malheureusement.

- Un jour, c'est moi qui t'arrêterait, lâcha-t-elle sérieusement en plongeant son regard dans le sien.

Parce que Orphea choisirait toujours la vie de Fidelio à l'honneur de sa famille. Pourtant, elle était dévouée à sa quête, mais son rôle primordial était de l'empêcher de s'enfoncer, de ne pas continuer à ouvrir ses blessures. Elle savait qu'il contenait en lui une haine qui avait surtout vu le jour depuis la trahison d'Esmée. C'était à partir de là où Fidelio n'était devenu que l'ombre de lui-même. C'était à partir de ce jour où Orphea avait décidé de s'accrocher à lui, et de prendre soin de lui à ce point.

- Tu peux juste pas t'occuper de toi, pour changer ? Lacha-t-elle en pointant son visage en sang et grimaçant.

Elle n'avait rien demandé. Elle savait qu'il ne prendrait jamais soin de lui, elle le connaissait trop alors, elle allait le faire pour lui. Elle sentait sa douleur comme si elle était dans sa peau, et qu'elle partageait les mêmes terminaisons nerveuses. Elle le regarda, cette tête blonde perdu dans sa peine, dans son mal, goûter aux fruits de leur dur labeur. Et dans le miroir de cette vitrine, où leurs deux visages se superposaient à la perfection, des larmes salés avaient quittés les yeux aux couleurs de l'océan d'Orphea. C'était dans ce genre de moment où elle avait envie de voir le sang couler. Son propre sang. Elle avait tellement mal à l'intérieur qu'elle avait juste envie d'exploser, imploser et éclater toutes ses cellules sur le bitume.

Elle hocha silencieusement la tête, en accord avec ses dires, les joues noircies de mascara qui avait coulé comme des coulées de lave. Elle s'était fondue dans ses bras, et elle se fichait bien d'avoir du sang sur le visage, d'avoir les traces de son meurtre, elle porterait son fardeau avec lui. Elle caressa lentement du bout des doigts la cicatrice qu'il avait sur la nuque, histoire de l'apaiser, de le ramener ici, avec elle.

- Je sais que c'est dur Fid, mais c'est fini, souffla-t-elle en ramenant son front contre le sien.

Elle passa son bras sous le sien, et décida de le suivre. Elle aurait sûrement pu continuer seule à récolter de l'argent ce soir, mais elle avait besoin de le savoir en sécurité, notamment avec lui-même.